Si Shanghai n’aime pas la révolution, les révolutions aiment Shanghai : elle fut la Métropole de la révolution communiste comme elle avait été celle du capitalisme (1925-1935) et sera au cœur de la Révolution Culturelle (1966-1976). Lorsque le 25 mai 1949, les colonnes de petits soldats verts de Mao s’infiltrèrent sous les néons des gratte-ciel du « Paris de l’Orient », les troupes, bien que suréquipées, de Chiang Kaï-chek venaient d’abandonner ce fleuron de la Nouvelle Chine. Les uns étaient des guérilleros ruraux qui avaient passé vingt ans dans les régions escarpées de la Chine occidentale, les autres venaientdes grandes familles de taipan, enrichies par le commerce de l’opium au XIXe siècle et des banquiers internationaux (Hongkong & Shanghai Bank, Banque d’Indochine, Compagnie des tramways, etc.) car, écrit Marie-Claire Bergère, « depuis 1925 la bourgeoisie devient la classe dominante de la société shanghaienne » (Histoire de Shanghai).
Shanghai et la révolution (1949-1951)
Cosmopolite, ouverte sur le commerce international plus que sur la production intérieure, elle représente l’impérialisme pour les nouveaux maîtres de la Chine. Un journal économiste écrit en 1945 : « Shanghai est une ville parasite, une ville criminelle, une ville de réfugiés. C’est le paradis des aventuriers. »
Mais, d’un autre côté, elle a vu naître le Parti Communiste chinois (PCC) dans la Concession française en 1921. Ses syndicats sont si puissants qu’ils ont tenté de prendre le pouvoir en 1927. Principal foyer industriel et premier port, elle symbolise le progrès dont les communistes se veulent porteurs. Beaucoup d’écrivains de gauche et de cinéastes progressistes en ont fait un lieu de culture rebelle. Sa conversion au socialisme sera douloureuse et marquée par la xénophobie (départ des religieuses, des jésuites, des réfugiés juifs, russes ou allemands, etc.).
Le PCC a tenté une politique d’alliance avec ses adversaires capitalistes nationaux qui « prendrait en compte les intérêts publics et privés » et « servirait à la fois le travail et le capital ». Mais les grèves ouvrières, la fuite des grandes entreprises à Hongkong, l’arrivée de millions de migrants ruraux, la répression de la fraude fiscale et l’expansion de la corruption, dansle contexte de guerre froide, vont rapidement mettre fin à cette expérimentation illusoire. Shanghai sera désormais un point névralgique de la « lutte des classes ».
Shanghai et la Révolution Culturelle (1965-1976)
Quinze ans plus tard, Shanghai va porter cette lutte à un point d’incandescence car s’y est formé un radicalisme idéologique ouvrier d’un type nouveau, alors que sous le rationnement et le système du hukou (carte d’identité sociale et politique), la société shanghaienne était devenue plus égalitaire.
Selon ses promoteurs, la Révolution Culturelle a pour finalité de réduire « les trois grandes différences (sandachabié三大差别) entre ouvrier et paysan, entre ville et campagne et entre travail intellectuel et travail manuel ». Elle part du principe que, sous le socialisme, les bourgeois ne sont plus les anciens capitalistes (les « tigres morts »), mais les privilégiés de la nomenklatura rouge (les « tigres affamés »). Aussi « la lutte des classes » doit prendre le pas sur la lutte pour le développement et sur la modernisation scientifique (san da geming yundong三大革命运动) à la différence de l’URSS que la Chine traite de nouvel État capitaliste où règnent de nouveaux tsars.
Qui mieux que Shanghai, l’ancienne capitale des affaires, pourrait en être la cible désignée de la révolution dans la révolution ?
Les deux phases de la révolution culturelle à Shanghai
Parmi les milieux scolaires, étudiants et intellectuels
- 10 novembre 1965 : le journaliste Yao Wenyuan publie un article qui cible le Maire de Pékin.
- Mai 1966 : mobilisation des campus, puis des lycées contre « les Kroutchev chinois ».
- Août 1966 : des dizaines de milliers de « gardes rouges » de Shanghai partent saluer « le président Mao » à Pékin.
- Août 1966 : campagnes féroces contre les « Quatre vieilleries » (vieilles idées, vieille culture, vieilles coutumes et vieilles habitudes), perquisitions des appartements privés et persécutions de personnalités culturelles et d’autorités politiques durant plusieurs mois.
- Automne 1966 : formation des Quartiers Généraux de gardes rouges avec querelles intestines, qui n’atteindront jamais à Shanghai la folie meurtrière qu’elles développeront ailleurs (Pékin, Wuhan).
Au sein du monde ouvrier et du Parti
- 6 novembre 1966 : formation du Quartier Général des ouvriers, regroupant plus d’un million de salariés, souvent intérimaires, qui réclament leur sécurité professionnelle, conduits par Wang Hongwen ; puis formation en face des « Gardes écarlates » qui regroupent 800 000 salariés, plutôt du secteur public.
- De violentes échauffourées ont lieu.
- Des grèves éclatent pour réclamer l’amélioration de la condition ouvrière plus que pour les buts proclamés de la Révolution Culturelle.
- Autour de Mao se constitue le « Groupe chargé de la Révolution Culturelle », comptant Lin Biao, Chen Boda, Jiang Qing, Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan ainsi qu’une fraction de l’état-major.
- 5 février 1967 : établissement d’une « Commune de Shanghai », sous la houlette de Zhang Chunqiao, sur le modèle de la Commune de Paris de 1871, avec le soutien de l’armée.
- Mao ne valide pas l’extension nationale de l’idée ‘communale-communiste’.
- 24 février 1967 : premiers comités de la « Triple alliance » pour définir les formes de la participation ouvrière à « un nouveau pouvoir », avec les cadres et les ingénieurs.
- Intervention de l’armée pour ramener le calme dans la métropole et reprendre la production.
- Décembre1968 : envoi des étudiants et des lycéens à la campagne pour se faire rééduquer par les paysans.
- À partir de 1973 : Wang Hongwen organise à Shanghai, en dehors de l’armée tenue par les dirigeants historiques, une milice ouvrière de plus d’un million d’hommes et de femmes armés (armes lourdes, navale, transport) fermement décidés « à sauver la Révolution Culturelle », au décès de Mao Zedong.
- 9 septembre 1976 : mort de Mao.
- 4 octobre 1976 : arrestation du « Groupe de Shanghai » et dissolution de la milice ouvrière.
- 1977-78 : abandon de la Révolution Culturelle au profit des « Quatre modernisations » (sous la direction de Hua Guofeng).
Depuis, avec l’ « Ouverture et la Réforme » (1980- 2015), Shanghai a repris la tête de l’émergence chinoise, trois des cinq plus hauts dirigeants de la Chine ont été maires de Shanghai (Jiang Zemin, Zhu Rongji, Xi Jinping), la rive Est du fleuve, Pudong, est devenue la vitrine de sa modernité architecturale, des dizaines de milliers d’étrangers y sont à la recherche d’une bonne fortune. Si elle fomente encore des révolutions, celles-ci sont consuméristes et numériques…
R.D.